Le lobbying, outil ou déviance de la démocratie ? Conditions d’un lobbying éthique – quel degré de régulation ? Opportunités et dangers de la blogosphère pour le lobbying
Promouvoir un lobbying d’expert professionnel et éthique en Europe est un pré-requis. Un évènement ponctuel, le scandale intervenu à Bruxelles suivi du limogeage d’un commissaire pour suspicion de connivence avec des acteurs qu’il a pu rencontrer dans le cadre de consultations menées sur le sujet du tabac et une tendance qui se confirme : le développement du e-lobbying interpellent aujourd’hui sur les conditions d’un lobbying éthique, donc régulé en Europe et en France, et sur les évolutions potentielles du métier de lobbyiste en lien avec le développement du e-lobbying.
J’ai depuis des années porté et promu une vision d’un lobbying expert et éthique[1] ; deux évènements l’un ponctuel, l’autre structurel m’interpellent aujourd’hui et me conduisent à écrire ce papier qui porte à la fois sur les conditions d’un lobbying éthique, donc régulé en Europe et en France, et sur les évolutions potentielles du métier de lobbyiste en lien avec le développement du e-lobbying. Le premier est le scandale intervenu à Bruxelles suivi du limogeage d’un commissaire pour suspicion de connivence avec des acteurs qu’il a pu rencontrer dans le cadre de consultations menées sur le sujet du tabac, sujet dont il était en charge ; le second n’est pas à strictement parler un évènement mais une tendance lourde : le développement du lobbying sur internet ou e-lobbying.
1/ Lobbying et éthique-une régulation nécessaire
L’incident mentionné a fait scandale et remis publiquement en cause, le caractère vertueux supposé du système. Les caractéristiques actées du lobbying bruxellois: transparence des processus, circulation large des informations et système de pouvoirs et contrepouvoirs, au sein de la Commission elle-même, puis entre le Parlement européen et les Etats, caractéristiques qui permettent un lobbying assumé, acceptant le bien-fondé de la présence d’intérêts privés et de thèses contradictoires sont questionnées. La capacité des décideurs politiques européens à arbitrer pour le bien commun, au prix parfois de compromis politiques consensuels. Bref, le lobbying conçu comme outil de démocratie, comme moyen d’associer la société civile et économique à la décision reprend, avec un tel incident, une connotation négative sur fonds de suspicion.
Quelle réponse apporter à ce questionnement pour recréer la confiance ?
Muscler les dispositif existant en s’inspirant par exemple de celui du Québec, où depuis 2002, une LOI SUR LA TRANSPARENCE ET L’ETHIQUE EN MATIERE DE LOBBYSME a mis en place un dispositif plus directif: registre obligatoire, code d’éthique, sanctions potentielles, commissaire au lobbysme nommé auprès du gouvernement … Et, devoir de transparence des élus dûment contrôlé ?
Quid de la France où l’héritage culturel du contrat social rousseauiste et de la Révolution crée la méfiance à l’égard des corps intermédiaires et fait de l’Etat le seul garant de l’intérêt général[2]? Les activités de lobbying, expression d’intérêts particuliers sont encore mal perçues. Gouvernement après gouvernement, malgré des efforts réels, une régulation peine à se mettre en place. Pourtant, les élus le disent eux-mêmes, la technicité croissante des dossiers requiert une expertise extérieure et la diversité des points de vue des parties prenantes impose des processus de consultations ouverts, facilités par les moyens offerts par les NTIC[3]. Notre dispositif pénal qui prévoit le délit de corruption et trafic d’influence[4] et l’action du service Central de prévention de la corruption (équivalent de l’OLAF européen) ne permet pas d’appréhender les zones grises, qui restent à éclairer. Un dispositif timide existe, depuis 2009, pour l’accès à l’Assemblée Nationale et au Sénat[5], tandis que les professionnels se sont pris en mains, avec des Chartes de DEONTOLOGIE telle celle de l’AFCL[6] Mais on peut clairement faire mieux[7]. La commission Jospin en charge de la réflexion sur la gouvernance publique a évoqué les conflits d’intérêt[8], mais la régulation du lobbying n’est pas directement questionnée. Entre le code de l’OCDE de 2010 ou les exigences de Transparency International France[9], les éléments à mettre en place sont pourtant clairement identifiés. Le problème est politique, la gouvernance publique française est ici encore interpellée et peine à se réformer.
2. Montée du e-lobbying, opportunité ou danger ?
Le « lobbying » est généralement défini comme une « activité d’influence auprès des titulaires de charges publiques menée pour défendre les intérêts d’un acteur ». L’évolution des conditions d’élaboration des normes caractérisée par une intervention plus systématique de la société civile, notamment sur la « toile » modifie le jeu, ses règles, son espace. Ceux qui sont en charge de l’identification des enjeux et des acteurs décisionnels, d’un argumentaire et de la démarche d’influence maîtrisent à priori les processus décisionnels et savent comprendre l’impact d’un texte potentiel sur l’activité de l’organisation dont ils ont la charge de défendre les intérêts. Savent-ils plus largement interagir avec les parties prenantes qui, désormais, sur une question peuvent se mobiliser et parfois soudainement en utilisant les nouveaux moyens qu’offre la blogospshère? Savent-ils élaborer une communication à leur égard ? Anticiper, lorsque c’est possible, leurs réactions ? Le e-lobbying émergeant pose de nouvelles questions et interpelle sur les conditions d’exercice du lobbying …
Le rôle d’influence (positif ou négatif) de la société civile ou de groupes d’intérêt n’a pas encore été pleinement intégré. La mobilisation de groupes d’intérêt en ligne agissant comme représentants des sociétés civiles dans des « arènes » variées crée à la fois une opportunité de se faire écouter et un danger : celui de ne plus maîtriser sa communication, de se faire dépasser par une opinion x ou y sur un sujet, répandue avec un degré d’immédiateté incontrôlable. Cette opinion, à son tour, peut influencer le décideur. Il est clair que contenu de la loi et des actions politique est de plus en plus influencé par la circonstance et l’opinion. Il est donc nécessaire pour les organisations d’identifier les lieux et les méthodes de sa fabrication afin d’optimiser leurs stratégies d’influence. On est bien loin du dossier d’expertise et des arguments échangés« entre soi » privé/public dans des bureaux feutrés. Le nouvel enjeu est de savoir identifier et tenter de gérer des groupes d’intérêt potentiellement opposants (ou alliés), puisque désormais ceux-ci ont les moyens de nuire ou de soutenir. C’est assurément une nouvelle dimension de la fonction de –lobbying.
Certes, Internet revitalise l’« espace public » et permet une « démonopolisation » du débat avec des interventions non contrôlables sur Facebook ou Twitter, les wikis et les forums, les blogs… Internet accentue la possibilité de voir le débat public tourné en instrument d’une démocratie d’opinion.». Le Web est un lieu d’influence, par voie de conséquence un espace nouveau du lobbying dont il participe à la transformation. Les « militants » qui se sont emparés du Web ont parfaitement « intégré cela: les « cyberpétitions », les « collectifs en ligne », blogs, forums et réseaux sociaux constituent autant de modalités de la liberté d’expression et la création de communautés d’opinion. Ainsi, le e-lobbying renforce le rôle de l’opinion publique dans la décision publique, donc la démocratise.
Or, une grande majorité des institutionnels et des grandes entreprises pense encore […] que ces méthodes sont indignes d’elles, qu’elles ne peuvent être employées que par des activistes prêts à toutes sortes d’incivilités (Nicolas Dayan) ». Néanmoins, elles sont conduites à intégrer cette réalité et à développer cette pratique ne serait-ce que sous l’angle défensif de l’e-réputation.
On serait alors tenté de dire que le e-lobbying a quelque chose à voir avec l’intelligence économique: la circulation de fausses informations peut avoir des répercussions négatives importantes sur un dossier, une décision …Or le débat sur le web n’est pas respectueux du contradictoire, les émetteurs sont potentiellement « non traçables.
De fait, Internet est parfois « ressenti comme une zone de non-droit ». En l’absence de règles spécifiques, quelques règles limitent cette réalité : la publication d’éléments diffamatoires ou d’injures pourra donner lieu à la mise en œuvre de la loi du 29 juillet 1881.
Par ailleurs, certaines pratiques sont encadrées : le spamming (envoi massif de messages à de très nombreux destinataires à l’initiative d’un expéditeur) peut devenir un délit (article 226-18 du Code pénal) ; le cybersquatting 29 (réserver des noms de domaine au préjudice du titulaire légitime du nom ou de la marque concernée) est encadré par les règles relatives à la contrefaçon, notamment le délit d’« usurpation d’identité », dans l’hypothèse d’usurpation patronymique, (article R. 20- 44-46 du Code des Postes et télécommunications). L’article 1382 du code civil pourra être utilisé pour engager la responsabilité civile de l’auteur d’un acte préjudiciable dans le cadre d’une action de lobbying en ligne. Enfin, les obligations et devoirs prévus dans les codes de déontologie régulant le Lobbying pourraient également trouver à s’appliquer en matière d’e-lobbying. Cependant, tout cela demeure bien flou et complexe à appréhender. Conséquences pour le métier de lobbyiste : une nécessaire évolution du profil liée à la modification de la pratique et des contours du métier. Si une connaissance des processus de décisions et la compréhension du droit sont des prérequis, les diplomates d’entreprise doivent désormais impérativement maîtriser des activités de veille et d’intelligence économicostratégique. Mieux (ou pire), l’accès facilité à l’information liée à l’open data déstabilise en partie cette compétence essentielle du métier de lobbyiste ou (diplomate d’entreprise) qui consiste à « dénicher l’information ». Elle pourrait être « mise en concurrence » et c’est alors la capacité à traiter l’information et à en tirer la bonne analyse qui constituera le critère discriminant. La faculté de développer un argumentaire basé sur des données quantitatives partagées sera considérée comme une composante majeure de la profession. Ce qui précède illustre l’impératif de travailler en réseau avec d’autres directions de l’entreprise, en étroite imbrication avec la stratégie, les affaires juridiques, la communication, le marketing, etc. Soulignons la nécessaire évolution de la profession sur un plan organisationnel. En effet, la généralisation de l’accès à l’information ne saurait aller sans un accroissement des facultés d’expression. De manière caricaturale, nous serions tous potentiellement des lobbyistes, puisqu’étant tous parties prenantes.
Un exemple : le cas « Nutella »
Un débat récurrent quant au Lobbying est celui de la capacité d’entreprises « puissantes et riches » à faire adopter (ou bloquer) une norme qui les arrange (où les dérange). Si c’est une réalité, alors se pose un problème de démocratie cardes riches et puissants ont accès aux décideurs tandis que les autres membres de la société civile ne l’ont pas. Mais la réalité est plus nuancée. Tant dans le système de l’Union européen transparent et accessible par essence (consultations en ligne, contacts facilités avec les fonctionnaires et les députés, auditions publique …) que du fait de cette « poussée » du e –lobbying, les citoyens , les ONG, les associations…Ont accès au système. Prenons l’exemple du lobby de l’industrie agro-alimentaire . Selon les Unions des consommateurs et certains élus européens et nationaux, le lobby de l’industrie agro-alimentaire « ferait passer ses intérêts économiques (Vendre) avant la santé des consommateurs ou d’autres intérêts écologiques? Est-ce alors un combat entre David et Goliath? Pas si sûr ! Qu’en est il en termes de capacité à influencer le législateur certes, mais désormais aussi l’opinion ? Ni les gouvernements, ni les parlements dans nos démocraties occidentales n’agissent sans « réagir » à la rumeur et l’opinion facilement mobilisable, à présent avec les RSS. Pourquoi évoquer le cas Nutella ? D’une part, parce qu’un nouvel épisode est intervenu aux USA avec des class actions intentées contre le fabriquant de la pâte à tartiner, FERRERO pour « publicité mensongère » : selon des associations de consommateurs et de parents, la firme a fait croire, à grand renfort de publicité, que son produit est bon pour la santé, énergétique en sus d’être savoureux, bref un produit idéal pour nos charmantes têtes blondes ou les sportifs… Mais aussi parce qu’au Sénat en fin d’année, l’amendement « NUTELLA » proposé par une sénateur de la Commission des affaires sociales du Sénat envisageait de taxer l’huile de palme à hauteur de 300% pour des motifs écologiques (lutter contre la déforestation) et nutritionnels. Y voir clair n’est pas facile. Le fabriquant se défend : tout est dans l’usage du produit qui n’est pas en soi nocif sur la santé comme peut l’être le tabac. En poussant le bouchon plus loin, les messages publicitaires de Nutella qui peuvent tous être examinés montrent le bon mode d’emploi: le produit est consommé avec modération par des personnes qui se dépensent ; le produit est énergétique et n’a rien de malsain. Position des opposants: le Nutella contient des sucres raffinés mauvais pour la santé, 60% de graisses saturées dont la fameuse huile de palme et cerise sur le gâteau, une substance toxique dans le bouchon blanc qui se répand dans le produit par contact : un phtalate dont l’utilisation dans les jouets et emballages alimentaires est très réduite en Europe en raison de sa dangerosité. De fait, toutes les techniques d’influence auprès du public ont été utilisées : en Italie, un député de La Ligue du Nord crée un comité de soutien « Touche pas à mon Nutella ». Le site officiel “the official international page for Nutella®, the best Hazelnut spread in the world! http://www.ferrero.com is your fan page: a place to mingle and share with each of you. Complété d’une page Facebook qui compte 7,5 millions d’inscrits et est déclinée dans quasi chaque pays où le consommateur est invité à « liker » . L’entreprise italienne Ferrero s’offre une double page de publicité dans plusieurs quotidiens français, pour défendre son produit et se battre contre le dit amendement. Le cas Nutella interpelle sur le poids des industries agroalimentaires et « leur responsabilité éthique » . Lorsque pour lutter contre l’obésité, l’Union européenne a souhaité un étiquetage nutritionnel permettant d’identifier plus facilement les aliments riches en graisses, sucres ou sel, la Confédération des industries agroalimentaires de l’Union européenne (CIAA) a contré. Elle continue de le faire en déployant la « grosse artillerie » de cabinets de lobbying et a même utilisé la technique des études scientifiques visant à démontrer que les consommateurs perçoivent correctement les étiquettes AJR existantes. (Sauf que l’EUFIC qui les réalises est financé entre autres par Coca-Cola, McDonald’s, Nestlé, Ferrero, Danone, Unilever et Kraft ). Lobbying à armes égales? Même si les RSS démocratisent le jeu avec le risque évoque ci-avant de perte de contrôle, on y est pas encore! Cependant la guerre sur le web continue : le dernier épisode est instructif : Greenpeace, connu pour ses méthodes musclées dénonce les agissements des sous-traitants de Nestlé qui, pour produire l’huile de palme indispensable à l’agroalimentaire ont commis des à l’environnement et à l’habitat. Après avoir publié plusieurs rapports et écrit une série d’articles, Greenpeace a décidé de se faire entendre d’une toute autre façon, en portant sur internet les actions qui l’ont rendu célèbre “In Real Life” (IRL). Cf. http://fr.readwriteweb. com/2010/03/30/a-la-une/greenpeace-nestl-sur-facebook-lart-de-guerre.
Quelques références :
Lobbying –Portraits croisés, novembre 2008, V.de Beaufort, Editions Autrement. Les groupes d’intérêt, G. Courty, La Découverte, coll. « Repères », 2006 Chapitres : Le diplomate d’entreprise, relais stratégique auprès de la société civile, in Diplomatie d’entreprise, Institut Choiseul, 2012. [1] DE BEAUFORT Viviane. Lobbying Portraits croisés- Pour en finir avec les idées reçues. 1e édition Paris, Editions Autrement, 2008. [2] Le Lobbying en droit public, HOUILLON Gregory, Bruylant, 2012. [3] Le diplomate d’entreprise, relais stratégique auprès de la société civile, DE BEAUFORT Viviane et BELOT Nicolas, in Diplomate d’entreprise de l’Institut Choiseul, 2012. [4] Art 433.1 et 432.11Code pénal. [5] Les 2 assemblées ont désormais un déontologue : J.GICUEL ET N.LENOIR [6] ASSOCIATION FRANÇAISE DES CONSEILS EN LOBBYING : http://www.afcl.net/ [7] Rapport JM Sauve de 2011, vice-président du Conseil d’Etat. [8] http://www.vie-publique.fr/actualite/alaune/institutions-propositions-commission-jospin.html [9] Transparence International France : www.transparency-france.org/